vendredi 30 mars 2018

Butch l'aventurier

Les sentiers du Granto
épisode 1/8

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L’aube était claire. Lavé par les pluies torrentielles des jours précédents, le ciel se parait de teintes profondes, un rose fuchsia bardé de strates jaune sombre, d’éclairs orange et d’ombres marine. Le halo du soleil, qui s’annonçait entre les tours majestueuses, éclairait le ballet des minuscules robots qui s’affairaient dans les allées et sur les passerelles. Zerfa bâillait en s'éveillant tandis que les machines finissaient de la régénérer.

Butch essayait de suivre les couineurs du regard, mais impossible, il y en avait trop. La poisse quand même, cette accusation de viol. Collectif en plus. Comment s’y était-il pris pour tomber dans un guet-apens aussi grossier ? Il n’aurait jamais dû se laisser convaincre quand Stirlane lui avait parlé d’une petite soirée sympa entre amis — un cercle très restreint avait-elle ajouté, mielleuse. Il s’en souvenait maintenant, son inconscient avait immédiatement décodé le plan foireux et l’hypocrisie du sourire. Mais sa conscience, elle, avait décidé d’être aussi sourde qu’un pot ; après quarante-huit heures passées aux aérodocks à décharger la cargaison de l’Érythrée, il en avait eu plein les reins et pris le parti de se les détendre. Stirlane tenait une boîte qui avait été à la mode il y quelques années. Un peu maquerelle, un peu dealeur, elle apparaissait toujours au bon moment pour proposer aux chineurs de l’espace exténués une distraction bien méritée.

Depuis son réveil, Butch était confiné dans l'une des chambres de l’infirmerie du Central, avec deux robgardes devant la porte. La pièce était balayée en permanence par le champ d’une multicam. Il avait émergé vaseux avec un mal de crâne terrible. L’incident allait lui coûter la journée, au moins, et il avait aussitôt compris que c’était exactement ce que l’on recherchait. Cette histoire puait la très grosse tuile à des kilomètres.

Gusar entra dans la pièce. L’officier semblait gêné. Il osait à peine regarder Butch, préoccupé devant la baie vitrée qui surplombait le vide étourdissant sous l’immeuble, faisant ressembler les rares Zerfis matinaux à des grains de poussière. « Vous vous êtes fourré dans un drôle de pétrin.
— J’ai été très bête en effet, mais qui peut croire que Stirlane se soit fait violer ?
— Butch, vous n’avez pas bien compris la situation. Il ne s’agit pas de Stirlane mais de sa nièce, Zina. Elle n'a même pas dix ans.
— C’est ridicule ! Je ne savais même pas que Stirlane avait une nièce. Je ne l’ai jamais vue.
— Vous avez été reconnu comme l’un de ses agresseurs. »

Gusar se rapprocha de Butch. Il baissa le ton jusqu’au murmure en se plongeant à son tour dans le spectacle du jour naissant : « Elle est dans un sale état, mon vieux.
— Il faut que je sache qui est derrière ça. Stirlane agit sur ordre, c’est évident.
— Ça ne va pas être facile, cette morue est liée à toute la pègre de Zerfa. Et d’ailleurs.
— Écoute, laisse-moi me brancher, vous verrez que…
— Nous t’avons déjà branché. Tu étais bien sonné quand nous t’avons trouvé. C’est Line elle-même qui s’en est chargée à ton arrivée au Central. Tes fichiers correspondent. On te voit… hum… participer. »

Butch sentit une main glacée lui tordre le ventre. Il fallait faire vite. « On a forcé ma mémoire et on a bidouillé mes engrammes, reprit-il à voix haute.
— Pour faire ce genre de manip, il faut une technologique qui ne court pas les rues.
— Je sais. Faites-moi passer au psycho-sondeur, il révèlera les traces.
— Vous n'êtes pas sérieux. Si on a déjà accédé à vos fichiers-mémoire, un dump pareil risque de vous causer des dégâts irréversibles.
— C’est ma seule chance, Chef.
— Y laisser votre cerveau, c'est une chance ?
— Pas pire qu’une condamnation pour viol de mineure.
— La mort ou la folie...
— Ouais. Super journée. »

Butch tendit les mains et Gusar fit un signe aux robgardes. L’un d’eux avança son gant métallique et un mince filin de duranium s’enroula aussitôt autour de ses poignets. Encadré par les deux colosses et précédé par le chef de la sécurité, Butch s’engagea menotté dans les couloirs glauques du Central.

Dans l’ascenseur qui les emmenait vers les niveaux inférieurs, il réfléchit à toute vitesse. Personne ne devait savoir ce qu’il avait trouvé. Il avait consigné son dernier voyage dans sa mémoire seconde. Les données flottaient à la lisière de son esprit, juste derrière son pare-feu à cryptage fractal. Mais les flics ne tarderaient pas à le détecter et il serait contraint de leur communiquer le code d’accès.

Le seul moyen de protéger sa découverte était d'altérer subtilement les lignes. Il lui restait cinq minutes, grand maximum, avant d’arriver au labo et de passer au sondeur. Butch regrettait amèrement de ne pas avoir mis à profit l’heure pendant laquelle il avait admiré l’aube depuis sa chambre de dégrisement au sommet de la tour du Central. Il aurait eu tout le temps de procéder aux ajustements nécessaires s’il avait pris la mesure de la panade dans laquelle il s’était mis.

Cinq minuscules minutes pour retoucher un téra de données. Une performance olympique. Cinq minutes pour que son voyage apparaisse comme une simple escale sur une obscure planète totalement déserte, où rien de vraiment intéressant ne s’était passé mis à part le chargement en eau potable et en oxygène de son vaisseau. Cinq minutes…

Il inspira discrètement, bloqua sa respiration et appela le flux. Son visage se figea sous l’intensité de l’effort. Pour ne pas attirer l’attention des robgardes, il ferma les paupières. Ses yeux se révulsèrent. Un léger film de sueur couvrit son front. La chute d’eau s’élargit, s’intensifia et recouvrit le pont aérien reliant les deux falaises, qui finit par disparaître, comme s’il n’avait jamais existé.

Les données suivantes — la traversée, la rencontre, la conversation — se perdirent dans la cascade. Les mots se détachèrent, s’espacèrent et furent emportés un à un par la chute, dans le bassin, six cents mètres plus bas, où ils coulèrent au fond de l’eau, plus lourds que des pierres de taille, impossible à distinguer des rochers naturels.

Butch expira au moment où les portes de l’ascenseur chuintaient. Gusar jeta un œil perplexe sur le prisonnier sans faire cas de la pâleur de son visage. L’angoisse, sans doute — à sa place, il serait angoissé. Il ne croyait pas un instant que Butch était mêlé à cette affaire sordide. Ce gars-là, bâti comme il était, avec sa gueule de dieu grec et ses yeux émeraude, ne devait avoir aucun mal à se lever qui il voulait, femme, homme, androx… Pourquoi prendre de force ce qu’on pouvait avoir d’un sourire ?

« Messieurs, installez-le. Butch, je vous le demande une dernière fois : est-ce vraiment ce que vous voulez ?
— Non. Mais je n’ai pas le choix.
— Line ?
— Je suis prête, Chef.
— Bien, procédons. »


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