vendredi 18 mai 2018

La galaxie vivante

Les sentiers du Granto
épisode 8/8

(Tous les épisodes)

Butch n’avait jamais vu Gusar dans un état pareil. L’ex-chef de la sécurité de Zerfa s’agitait de façon stérile. Ça en devenait gênant. Il ratait des manœuvres simples, tournait en rond, entrait dans une pièce, en ressortait… avant d’y rentrer à nouveau. Depuis qu’ils étaient revenus à bord de l’Érythrée, l’attitude de Gusar contrastait avec le calme olympien de Valas et son mutisme complet. Entre les deux, Butch se demandait s’il était le seul à réagir normalement.

Gusar avait pris contact avec la confrérie. Il devait faire son rapport et Butch aurait eu mauvaise grâce à l’en dissuader étant donné l’appui tactique et logistique que les O’Nissi lui avaient fourni par son intermédiaire. Ils avaient ensuite sorti l’Érythrée de sa cachette et s’étaient rendus en un point de l’espace à l’écart des routes commerciales, où ils attendaient que Sioben les rejoigne.

Le vaisseau des O’Nissi était un croiseur rapide. Impressionnant. Deux fois plus grand que l’Érythrée, il laissait apparaître sur sa coque les renflements caractéristiques de ses canons à particules. Le cœur de Butch rata un battement. S’il leur en prenait l’envie, les O’Nissi ne feraient qu’une bouchée de l’Érythrée. Gusar remarqua son appréhension. « C’est simplement notre vaisseau le plus rapide.
— Et l’un des mieux armés, apparemment.
— Nous ne sommes pas tes ennemis, Butch.
— Non, bien sûr. Juste des amis qui se pointent pour papoter avec un bazooka en bandoulière.
— C’est pour notre sécurité à tous.
— Et pour discuter d’égal à égal, je suppose. »

Butch culpabilisa sous le regard blessé que lui lança Gusar. « Excuse-moi. Toute cette histoire me rend parano.
— Non, tu as raison. À ta place, j’imagine que j’aurais la même réaction. Mais ce sont eux qui viennent à bord. Si ça peut te rassurer.
— On va dire que oui. »

Le sas du hangar principal de l’Érythrée se referma sur la navette qui appontait. La pressurisation à peine rétablie, un escalier télescopique se déploya sous son ventre. Sioben en descendit et se dirigea vers eux, souriant. Il les gratifia d’un sonore : « Bonjour, je suis si heureux de vous revoir ! » avant de se retourner vers l’appareil d’où sortait une femme blonde d’aspect jeune, chignon serré, portant une longue robe de bure gris taupe, et d’ajouter : « Je suis venu avec une amie. Voici sœur Bénédicte, notre spécialiste en psycho-génétique ».

D’un geste, Butch leur indiqua l’écoutille qui menait aux quartiers de vie. La petite troupe déboucha dans le mess, qui était meublé simplement mais confortablement. Une rangée de canapés formait un cercle presque complet autour d’une grande table basse, devant le comptoir qui séparait la pièce du coin cuisine. Les yeux fermés, assis dans la position du lotus, Valas les attendait. Butch éprouva à nouveau cette étrange sensation, comme à chaque fois qu’il le quittait des yeux durant plus d’une demi-heure. Il avait la très nette impression que l’enfant vieillissait à vue d’œil. Quand il l’avait découvert sur la planète, c’était un môme d’à peine huit ans. En moins de trois jours, il avait pris l’apparence d’un jeune adulte qui en faisait dix de plus. Il comprit que ce n’était pas un effet de son imagination quand il croisa le regard de Gusar. Lui aussi avait noté l’évolution.

Sioben et sœur Bénédicte s’assirent en face de Valas. Gusar resta debout, derrière les canapés. Butch passa dans la cuisine pour préparer des rafraîchissements. De là où il se trouvait, il pouvait observer toute la scène. Il se méfiait de la sœur, une sorcière Guesserit. Elle avait une façon très particulière de se tenir en retrait, de ne laisser paraître aucune émotion, tout en observant avec acuité l’endroit où elle se trouvait et les gens qu’elle rencontrait. Butch savait que rien ne lui échappait et qu’elle était entraînée à tirer parti du moindre détail.

Le silence qui s’était installé n’était brisé que par les préparatifs de Butch. Quand il posa sur la table un plateau qu’il avait garni de cinq verres, d’un broc rempli d’eau fraîche et de barres vitaminées, Valas ouvrit les yeux. Les mots qu’il prononça firent subtilement tressaillir l’O’Nissi. La Guesserit, elle, ne cilla pas. « Je suis né du Granto. Je suis celui que vous attendiez. »

Sioben jeta un bref coup d’œil à Gusar qui secoua imperceptiblement la tête. Valas poursuivait : « Vous apportez des nouvelles. Parlez. » La sœur, qui n’avait pas bougé d’un millimètre et qui n’avait pas prononcé un mot depuis qu’elle avait posé le pied sur l’Érythrée, lâcha alors un glacial : « Qui êtes-vous ?
— Un mot vous suffirait ?
— Quel est ce mot ?
Qyostêo. »

Et la Guesserit cilla. Et Sioben tressaillit pour de bon. « Nous… nous avons effectivement des nouvelles. Elles ne sont pas bonnes.
— Précisez.
— Les gouvernements se coalisent avec les Métas. Ils réunissent leurs forces. La loi martiale a été décrétée sur trente-trois des cinquante mondes habités. »

Butch était atterré. « Mais enfin, sous quel prétexte ? Ils ne peuvent quand même pas manipuler l’armée et les institutions aussi facilement !
— Le prétexte est tout trouvé, Butch. Terrorisme. Vous avez un peu fait exploser leur armada.
— Avec votre aide.
— Certes. Quoi qu’il en soit, ils ont placé leurs hommes aux postes clés depuis de longues années. La plupart des gouvernements sont à leur botte.
— Mais, le peuple… »

La sœur le coupa : « Le peuple n’existe pas. La conscience populaire n’est qu’une illusion que l’on façonne à volonté. » Et Sioben enchaîna, regardant Valas droit dans les yeux : « Toute chose n’est qu’illusion, ma sœur, concept, métaphore et lumière. » Valas lui rendit son regard et continua sur le même ton litanique : « Et la vie n’est qu’un rêve, un simple intermède.
— Vous connaissez nos paroles.
— Vos paroles sont dans mes songes, vos prières forgent mon esprit.
— Alors, vous saurez nous guider ? »

Valas déplia ses jambes et se leva lentement. « Vous venez de me tester par deux fois. Ne m’insultez pas avec un piège aussi grossier. Ni prophète, ni messie.
— Excusez-moi. Nous devions savoir.
— C’est la première et la dernière fois que nous nous parlons.
— Si je vous ai offensé…
— Vous ne comprenez pas. Je ne suis pas là pour vous. Je suis là pour l’avenir. C’est pourquoi je n’irai pas avec vous.
— Le combat sera sans merci. Nous avons besoin de vos connaissances.
— Vous les aurez. Le moment venu.
— Comment comptez-vous faire ? »

Valas versa de l’eau dans les cinq verres et en prit un. Ce fut comme un signal et chacun saisit le sien. Il but lentement, semblant peser les mots qu’il allait prononcer. « Pour l’instant, nous ne faisons rien. »

La stupeur se peignit franchement sur le visage de Sioben. La Guesserit reposa un peu trop sèchement son verre sur la table. Sa voix était étouffée : « Les forces du néant avancent…
— Oui, les ténèbres vont s’ajouter aux ténèbres.
— De quoi parlez-vous ?
— Des puissances qui manipulent vos propres ténèbres. Des puissances qui piaffent de l’autre côté des limbes.
— Des non-humains ?
— Une main noire s’est réveillée d’un long sommeil. Elle a une faim inextinguible. Mais elle ne doit pas savoir que nous savons. Nous ne sommes pas encore suffisamment organisés et ce n’est pas encore l’heure pour moi. En attendant, vous allez former les esprits.
— Une résistance ? Mais…
— Mieux que cela. Vous allez créer l’espoir. Vous vous y préparez depuis longtemps. Vous savez ce que vous avez à faire. »

Valas fit un léger signe de tête et regagna sa cabine. L’entretien était terminé. Sœur Bénédicte et Sioben se levèrent. Butch les précéda dans le couloir. Gusar suivit.

Dans le hangar, la Guesserit se tourna vers Butch. « Vous devez le protéger à tout prix. À tout prix ! Me suis-je bien fait comprendre ?
— C’est très clair, oui.
— Vous avez une très lourde responsabilité. Je ne crois pas que vous en mesuriez toutes les conséquences.
— Dois-je vous rappeler le détail de mes aventures de ces quinze derniers jours ?
— Ce que vous venez de vivre n’était qu’une aimable plaisanterie en regard de ce qui vous attend. La totalité des forces de l’empire humain vous recherche. Mort ou vif.
— Je suis au courant et…
— Et Gusar restera avec vous pour vous seconder. Vous ne serez pas trop de deux. »

Alors que la sorcière remontait dans la navette, Sioben s’approcha des garçons. Son expression était triste. « Nous plongeons dans le chaos, mes amis. Nul ne sait quand, mais soyez assurés que nous nous reverrons. »

Une fois la navette repartie, Butch se rendit directement chez Valas : « Jeune homme, vous me devez des explications !
— Asseyez-vous. Ce que je vais vous dire maintenant est destiné à vos seules oreilles. Il y a quelques siècles, une petite partie de l’humanité a découvert l’une des clés de l’univers. C’est ce qu’on appelle le Grand Orbe. Par contraction, le vocable est devenu le Granto. Son précepte fondamental est que toute vie est liée et douée de conscience, à des degrés divers. Il en va ainsi des plantes comme des animaux, des humains. Et des astres.
— Les planètes sont vivantes ?
— Cela vous paraît si étrange ? Oui, les planètes sont vivantes. Elles naissent, vivent et meurent comme tout ce qui existe de ce côté-ci de l’univers. Elles sont vivantes et possèdent un esprit. Cet esprit est la Mère. C’est une entité globale, lente. Les humains ne peuvent pas communiquer avec elle, sinon par un certain type de rêve. Celui que les O’Nissi et les Guesserit pratiquent, par exemple.
— C’est délirant votre truc.
— En revanche, accéder directement à la conscience d’une planète comme vous l'avez fait confère un immense pouvoir.
— Et vous ? Qu’êtes-vous dans tout ça ? »

Valas sourit pour la première fois. « Je suis le fils de ma Mère. Je porte son esprit.
— Une sorte de dieu vivant, c’est ça ?
— Pas un dieu. Un mortel né avec cette connaissance. Mais c’est plus un fardeau qu’un cadeau, croyez-moi.
— Et maintenant ?
— L’aventure ne fait que commencer.
— Super. Seulement, on ne va pas pouvoir se cacher éternellement. Mes réserves sont limitées.
— Quand on parle aux étoiles, on sait à quelle fontaine s’abreuver. »


vendredi 11 mai 2018

L'enfant de l'univers

Les sentiers du Granto
épisode 7/8

(Tous les épisodes)

Quatre soleils explosèrent au-dessus de la navette qui fonçait vers la planète. La déflagration lumineuse fut d’une telle intensité qu’elle éclipsa le rayonnement de l’astre naturel. Butch ferma les yeux et détourna la tête. Le petit vaisseau tangua sous le souffle mais il poursuivit sa course vers le continent qui s’étalait, majestueux, au centre de l’hémisphère nord. Butch savait que la destruction de l’armada du Méta aurait un prix. Des explosions nucléaires si proches ne pouvaient évidemment pas être sans conséquence. Et la fureur du Méta, quand il ferait le compte — dix vaisseaux-mères détruits, au moins vingt mille soldats tués et une planète Terra, viable et déserte, entièrement contaminée — serait sans limite.

Le relief se précisait. Guidé par l’ordinateur dans lequel Butch avait entré les coordonnées, l’aéronef perdait rapidement de l’altitude et se dirigeait vers l’une des plus hautes montagnes. Quand elle boucha l’horizon, Butch réduisit la vitesse. Il repéra assez facilement l’endroit, coupa les gaz et posa l’appareil en douceur. Avant de sortir, il contrôla l’écran des détecteurs. Dans moins de deux heures, la planète tout entière serait radioactive. Plus aucun être humain ne pourrait y vivre et la faune indigène allait y passer. Butch s’interdit d’y penser. Il serait toujours temps de culpabiliser pour cette planète qu’il venait de sacrifier.

Il enfila sa combinaison qui était une merveille de technologie. Un cadeau de Gusar, le dernier cri dans les forces de l’ordre. Fine et légère, elle protégeait des températures extrêmes et des radiations — en quantité raisonnable. C’était aussi un vêtement furtif qui lui permettait de se fondre dans l’environnement et un puissant ordinateur pourvu de capteurs très efficaces, dont les circuits et le processeur étaient intégrés au tissu. Au niveau du cou, se trouvait le câble de connexion qu’il enficha dans son bioport. Instantanément, les différentes fonctions apparurent à la lisière de son champ de vision, accessibles d’une simple pensée. Dans un sac à dos, il enfourna rapidement quelques explosifs, une trousse de secours et des rations de survie. Il n’hésita qu’une seconde avant de prendre son révolaser. Il avait décidé d’être prudent.

Le pont était à environ un kilomètre à l’est, dans la forêt qui recouvrait la montagne à perte de vue. Butch ne mit pas longtemps à retrouver le chemin qu’il avait emprunté la première fois. Pendant qu’il avançait, il testa la télémétrie en ordonnant à l’IA de remettre les moteurs sous tension et de les maintenir en veille. Si les circonstances l’exigeaient, il voulait être capable de décoller immédiatement. La nature était anormalement silencieuse. Dans le ciel, d’un gris fade et uniforme, Butch aperçut des traînées fugitives à plusieurs reprises. En tombant sur la planète, les débris de l’armada se désintégraient au contact de l’atmosphère.

Il mit presque une demi-heure pour atteindre le pont. À mesure qu’il approchait, des nappes de brouillard naissaient sur le sol, s’étiraient entre les arbres, s’accrochaient aux branches. D’abord translucides, elles devinrent de plus en plus denses. Il sut qu’il était arrivé en reconnaissant un bruit de cascade complètement étouffé. Il devina l’artefact plus qu’il ne le vit. La brume créait une ambiance ouatée, irréelle, comme dans ces holo-programmes fantastiques de série B qui faisaient le bonheur des ados — et des ados attardés. Aucun monstre n’errait pourtant dans les parages, les capteurs de la combi étaient formels sur ce point. Butch s’était immobilisé. Il posa un pied sur le pont. Il crut entendre son nom. Un son lointain, mâché. L’ambiance aurait donné des sueurs froides à bien des endurcis. « …uuuch…
— Vous êtes là ?
— Buuchh ?
— Oui, c’est moi, Butch. Je suis seul. Vous pouvez vous montrer. »

Face à lui, de l’autre côté du pont, les bancs de brume s’agitèrent légèrement. Un visage apparut. Une femme. Son corps évanescent était drapé de blanc. « Nouvelle conversation ?
— Je vous l’avais promis.
— Poison envahit.
— Je suis désolé. Il n’y avait pas d’autre solution.
— Pas de culpabilité.
— Vous… vous allez vous en sortir ? »

Butch se sentit profondément stupide en prononçant ces mots. Mais c’était plus fort que lui. « Pas de culpabilité. Renaissance. Cycle nouveau.
— Oui… de nombreux cycles, j’en ai peur.
— Pas cycles humains. Cosmiques.
— Je… j’ai essayé de cacher votre existence. Ils m’ont coincé. Ce pont doit disparaître, maintenant. La radioactivité n’empêchera pas mes semblables de venir vous chercher.
— Après conversation.
— De quoi voulez-vous parler ?
— Bouleversements, fureur. Humanité… grand danger.
— L’humanité est en danger depuis longtemps. Elle est son propre danger, d’ailleurs. Si vous pouviez préciser…
— Non-humains. Avidité, cruauté. Destructeurs de vie. »

La silhouette se troubla et disparut dans les volutes de brouillard. Butch fit un pas de plus sur le pont. « Vous êtes toujours là ? »

L’entité se reforma. Le visage exprimait de l’inquiétude. « Temps fuit.
— S’il vous plaît, dites-m’en plus… De quoi parlez-vous ?
— Le renouveau. Protéger nouvelle vie.
— Je ne comprends pas…
— Vie de ma vie. Avenir.
— Mais… quelle vie ? »

Il n’y eut aucune réponse. L’entité se désagrégea à nouveau, comme la brume épaisse qui noyait la scène. En quelques secondes, chaque chose reprit sa place, les arbres réapparurent, le son de la cascade s’amplifia et s’éclaircit. Au milieu du pont se tenait un enfant. « Je m’appelle Valas.
— Mais, où est…
— Mère est partie. Nous devons partir nous aussi. Maintenant. »

Butch se dit que les radiations devaient déjà altérer son cerveau. Mais l’enfant était bien réel. Il se mit à marcher calmement et le dépassa pour se planter à dix mètres du pont. « Venez. Le pont va être détruit.
— Co… comment ça ? Je n’ai pas posé les charges…
— Approchez ! »

Le ton du gamin était impérieux. Butch était à peine arrivé à sa hauteur qu’un grondement résonna. La chute d’eau bucolique se transforma en geyser d’une incroyable puissance, qui tombait sur le pont avec une violence inouïe. L’artefact résonnait et tremblait comme si une main de géant le secouait. La chute grossit encore. Il y eut un bruit plus inquiétant. Des raclements. D’énormes roches fracassèrent le pont. En moins de cinq minutes, tout avait disparu. Plus personne ne pouvait imaginer qu’une construction s’était un jour dressée là. Puis la cascade diminua progressivement. Butch n’eut pas le temps de s’appesantir. Valas s’était engagé sur le chemin et avançait d’un pas ferme.

Ils décollèrent sans encombre. Pendant qu’il programmait le bond hyperluminique, Butch tenta de poser des questions à Valas. Qui était-il ? Que faisait-il là ? D’où venait-il ? Il se heurtait à un mur de silence. La seule information qu’il obtint fut un laconique : « Vous saurez tout à destination.
— Quelle destination ?
— Là où vous avez rendez-vous. Je parlerai. »

Valas resta muet durant tout le voyage de retour, jusqu’à la planque de Butch où les attendait Gusar à bord de l’Érythrée. La stupeur qui se peignit alors sur son visage buriné aurait été presque comique s’il ne s’était agenouillé devant l’enfant : « Bienvenue, fils de l’univers ! »


vendredi 4 mai 2018

À la guerre comme à la guerre

Les sentiers du Granto
épisode 6/8

(Tous les épisodes)

Le plan était simple, un peu trop sans doute. Mais dans l’urgence de la situation, ils n’avaient guère de choix et pas vraiment le temps d’élaborer quelque chose de plus sophistiqué. Le métaconglo avait déjà dû envoyer son armada sonder l’espace et, à l’heure actuelle, il y avait toutes les chances pour qu’elle ait découvert la planète. Gusar se rassura en pensant qu’une planète de classe Terra était finalement très vaste et qu’y localiser un artefact aussi discret que le pont de Butch ne serait pas chose aisée. Si Butch avait été « guidé », il doutait fortement que les hommes du Méta le soient à leur tour. Il leur faudrait donc chercher ou bien attendre tranquillement en orbite qu’il se pointe pour l’obliger à en révéler l’emplacement. La deuxième solution semblait la plus logique et la plus efficace, et le Méta ne faisait jamais rien qui ne fût logique ou efficace. Il était bien payé pour le savoir, depuis vingt ans qu’il était chef de la sécurité sur Zerfa. Ce poste lui avait permis de mesurer à quel point les intérêts du gouvernement de la colonie étaient étroitement liés à ceux des conglos. C’était aussi une position idéale qui lui avait donné accès à une incroyable quantité de données et lui avait permis d’effectuer une mission de renseignement cruciale pour le compte de la confrérie.

Il avait toujours fait partie des O’Nissi. Son père en était l’un des dirigeants. Il l’avait initié très tôt au Granto, tout en lui laissant son libre arbitre. Parfois même au point de le décourager de s’engager dans cette voie difficile. Mais Gusar avait volontairement rejoint les rangs de l’organisation, malgré les risques. Parce qu’il était intimement convaincu qu’il y avait quelque chose de pourri au royaume de l’humanité et qu’il pouvait peut-être aider à combattre cette gangrène. Pendant vingt ans, il avait parfaitement accompli sa tâche, en toute discrétion grâce à la protection psychique de son conditionnement Parapeul. Tous les O’Nissi pratiquaient cette technique de contrôle mental mise au point par Herbert F. Guesserit, un génie célèbre pour ses travaux sur les sciences neuronales et qui avait par ailleurs fondé l'ordre exclusivement féminin des Guesserit.

Butch avait évidemment été très surpris de le voir débarquer. Et encore plus de constater ce qu’il apportait. En agissant ainsi, en abandonnant ses fonctions au sein de la police, Gusar venait de signer la fin de sa carrière. La tournure que prenaient les événements l’exigeait de toute façon. Il n’était pas fâché de mettre un terme à sa vie d’agent double. C’était même plutôt un soulagement de rejoindre ipso facto les rangs des « criminels » listés par la mafia conglo-étatique. Son avenir s’était éclairci. Il était désormais un résistant, un combattant de la vérité. Il n’aurait plus à faire de compromis, à feinter, mentir, donner le change. Ça le grisait de s’engager à visage découvert dans la bataille. Et la bataille s’annonçait rude.

La console indiquait qu’il restait à peine une demi-heure avant la fin du bond. Juste le temps de se brancher sur le vaisseau et de se concentrer. Tout allait se jouer en quelques instants. Il devait faire le vide, débarrasser son esprit de ce qui l’encombrait, s’immerger totalement dans la base de données pour devenir l’Érythrée. Il ajusta le fauteuil du poste de pilotage et se cala confortablement. Au niveau de l’appuie-tête, il saisit le minuscule câble de connexion, enficha doucement la prise dans son bioport et posa ses mains dans les encoches palmaires situées de chaque côté du tableau de bord. Il prit une profonde inspiration, ferma les yeux et visualisa un lac tranquille, sous un ciel sans soleil, d’un bleu intense. L’eau et le ciel se rejoignaient à l’horizon. Il laissa sa conscience glisser doucement vers ce point de convergence, jusqu’à ce qu’il n’y eût plus ni eau ni ciel. Il flottait maintenant dans un néant cobalt et silencieux.

Devant lui, un minuscule point apparut et grossit peu à peu pour devenir un cercle qui formait l’entrée d’un tunnel de lumière. Il s’y engagea et se trouva instantanément projeté au cœur du processeur cybernétique de l’Érythrée. Gusar n’avait jamais réussi à apprécier cette sensation métallique qui envahissait le cerveau lorsqu’on plongeait dans un réseau informatique. Il la laissa passer à travers lui et elle finit par s’estomper. Le mur de données défilait tout autour de lui à 360 degrés. Au centre pulsait une sphère rouge orangée. L’IA du vaisseau. Il la toucha de sa main virtuelle et elle disparut. Elle s’était mise en mode assistant. Il avait maintenant le contrôle des moindres circuits de l’appareil. Il lui suffisait d’y penser pour les commander.

Désormais, il était le vaisseau. Il sentait sur sa coque le léger frémissement du bouclier d’antimatière qui lui permettait de trouer l’espace à une vitesse hyperluminique. À travers ce cocon qui le protégeait, il voyait les systèmes solaires défiler, pas plus gros que des têtes d’épingles. Ses sens étaient décuplés. Il bénéficiait d’une vision panoramique totale, à la fois devant, dessous, au-dessus et sur les côtés. C’était encore un peu déstabilisant, mais il s’y habituait rapidement. Soudain, un compte à rebours apparut en surimpression. Loin devant lui, un point lumineux se rapprochait à toute allure. Il émergea au beau milieu de la flotte.

Une centaine de vaisseaux orbitait autour de la planète. Dix bâtiments-mères et une kyrielle d’intercepteurs. Il ressentit le mouvement de surprise qu’il venait de créer. Il vit les vaisseaux les plus proches s’écarter brusquement comme on tente d’éviter un projectile à la dernière minute. L’hypernavigateur toujours sous tension, il alluma les réacteurs conventionnels et les poussa immédiatement au maximum. On le contactait. Avant de répondre, il activa l’avatar holographique. « Bonjour, Butch. Vous vous décidez enfin à nous rejoindre !
— Disbadi ? Je vous croyais mort.
— Oui, ça m’arrive quelquefois. Mais je vais mieux maintenant.
— Vous êtes donc un clone.
— C’est mon clone que votre amie a descendu.
— J’aurais dû m’en douter.
— Nous devons parler, Butch. Montez à bord.
— Vous n’avez pas encore trouvé l’artefact ?
— Ce n’est qu’une question de temps, vous le savez bien. Et à propos, ne cherchez pas à en gagner cette fois. Éteignez vos moteurs.
— Vous avez déployé les grands moyens. Si je vous obéis, je n’ai plus aucune marge de négociation.
— Que voulez-vous négocier ?
— Ma réhabilitation, l’annulation des accusations que vous portez contre moi.
— C’est envisageable, même si ce n’est pas moi qui vous accuse de quoi que ce soit. Mais pour ça, vous devez venir.
— Ne me prenez pas pour un imbécile. Une fois sur votre vaisseau, vous me ferez mettre en cage. Mettons-nous d’accord maintenant, je vous rejoins ensuite. »

Gusar voyait les intercepteurs s’approcher et les vaisseaux-mères prendre lentement position à proximité de l’Érythrée. Il se faisait encercler. L’armada se concentrait sur lui et abandonnait provisoirement la surveillance de la planète. Il diminua le débit des réacteurs et se dirigea vers le bâtiment avec lequel il était en liaison. « Très bien. Que voulez-vous ?
— Un non-lieu pour toutes les charges qui sont retenues contre moi. Vous me le transmettez et je vous donne la localisation exacte de l’artefact.
— Qui me dit que vous ne fuirez pas une fois le non-lieu transmis ?
— Vous voulez dire que votre armée surpuissante pourrait laisser s’échapper un minuscule vaisseau de chineur non armé ?
— Coupez vos moteurs dans ce cas. Y compris l’hypernavigateur.
— Laissez-moi un instant. »

La flotte s’était entièrement rassemblée autour de l’Érythrée. Un essaim prêt à fondre sur sa cible. La configuration était parfaite. Gusar tressaillit de soulagement quand, dans la seconde suivante, le signal clignota au cœur du flux de données. Butch était synchro. Il lança aussitôt le calcul du bond et ouvrit les panneaux d’accès de la salle de chargement principale, libérant quatre ogives. D’une simple impulsion mentale, il déclencha leur mise à feu et rappela Disbadi, cette fois sans passer par l’avatar. « Gusar ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Que je vous ai bien baisé.
— Traître ! Vous le paierez !
— Saluez le diable de ma part. »

Au moment où l’Érythrée sautait, d’immenses corolles se déployaient, éblouissantes, dévorant silencieusement l’espace. L’armada fut instantanément vaporisée. De l’autre côté de la planète, le petit vaisseau de Gusar plongea dans l’atmosphère. Butch se dirigeait vers le continent principal, dans l’hémisphère nord.