vendredi 24 février 2017

La plume

Je ne me suis jamais vraiment remis en question pendant la rédaction. Toutes ces années durant lesquelles, chronique après chronique, je menais la bataille des mots contre la dispersion de la pensée soumise à la dépendance des réseaux sociaux, aux délices de la procrastination et aux aléas de la vie courante, je ne me suis guère interrogé sur la pertinence de mon texte, sa qualité, sa singularité, son intérêt pour ceux qui éventuellement viendraient à le lire. J’étais à peu près sûr d’être juste.

Marcel Proust — bien que je n’opère pas la moindre comparaison — s'était longuement demandé, avant même de commencer à écrire son premier roman, s’il était romancier : « Depuis toujours il veut être romancier, mais le désir demeure irréalisable : ce sera le sujet d’À la recherche du temps perdu » (préface de Antoine Compagnon, Du côté de chez Swann). J’ai d'ailleurs, depuis que je me suis plongé dans Proust, presque honte d’avoir songé une seconde disposer du moindre talent littéraire.

Et j'ai été confronté aux mêmes angoisses avant d’entamer la rédaction du roman : suis-je écrivain, suis-je capable de raconter une histoire, de nouer une intrigue, peindre des sentiments, faire vivre des personnages, ciseler des dialogues crédibles ? Ai-je au fond quelque chose à dire ?

Puis, tant que j’étais en phase d’écriture, et cette phase a duré longtemps, les doutes se sont tus. Aujourd’hui, alors que tout est terminé, que le manuscrit est envoyé et que je reçois mes premières lettres de refus, ils reviennent en force.

Ils sont dévastateurs ; je n’ai pas le dixième de la minuscule prédisposition que je pensais avoir, l’époque ne se prête plus à la liberté de ton que j’ai choisie, et mon scénario mettant en abîme l’indifférence qui s’est forgée sur la tragédie de ces trente dernières années se frotte à l'indifférence — le comble en boomerang.

Mais il faudra bien recommencer, et tailler la plume.

vendredi 10 février 2017

La boucle

Un roman doit avoir du fond, évidemment, déployer une histoire, linéaire ou non, installer des personnages qui interagissent et une intrigue, quelle qu’en soit la nature, sentimentale, policière, historique… Il doit aussi adopter une forme, et c’est dans la forme, qui compte autant que le fond, que peuvent réellement s’exprimer la liberté et la créativité de l’auteur. Car toutes les histoires ont déjà été racontées et le seul vrai défi, aujourd'hui, consiste à trouver une façon différente de les mettre en scène.

Mon roman n’a pas la forme classique — attendue — d’un roman, et le titre que j’ai choisi dit ce qu’il en est : il s’agit effectivement de chroniques, soixante-deux, qui peuvent se lire presque indépendamment les unes des autres, comme des saynètes, des instantanés ou une série de photos. Elles s’insèrent dans un plan géométrique, symétrique, et sont de deux ordres : cinquante-six sont écrites à la première personne, et six à la troisième. Ces dernières, plus longues, forment une progression parallèle dans le cheminement même de l’histoire, elles donnent au lecteur des clés et un angle de vue complémentaires avant de recouper le récit principal, dans les toutes dernières pages.

Le choix n’est pas dû au hasard, puisque c’est justement le blog que j’ai tenu durant six ans qui m’a donné l’idée de cette structure — espace qui n’existe plus depuis quatre ans, il n’avait du reste aucun intérêt.

Pendant longtemps, j’ai cherché comment donner vie à la trame que j’avais aperçue dans le jeu de miroirs de mon inconscient, j’en désespérais parfois au point de penser que je ne savais pas raconter et qu’il faudrait bien que je me résolve un jour à admettre que je n’étais pas un conteur… alors que la solution était sous mes yeux. Je voulais un texte moderne, nerveux, concentré. C’est-à-dire, exactement les principes qui président à la rédaction d’un blog.

Écrire cela, ici, et boucler la boucle. Pour l'instant.

vendredi 3 février 2017

Le chemin

J’ai reçu en lisant L’étranger de Camus une leçon de littérature, magistrale. Je m’étais arrêté de lire tout le temps de la rédaction de mon roman, pour préserver ce fil que j’avais attrapé, ce semblant de ton que j’avais instauré, cette voix qui me guidait, parce que j’ai une écriture assez plastique, malléable — résultat de longues années passées à écrire professionnellement pour les autres, dans tous les styles possibles. Quand je lis un auteur qui me plaît, qui m’impressionne, j’ai tendance à m’en inspirer, même inconsciemment. Depuis quelques semaines, je me replonge donc dans les livres avec délice, j’ai du retard à combler.

Chaque texte de Albert Camus est une claque. « Noces suivi de L'été », qui n’est pas un roman, m’avait subjugué ; une poétique fulgurante, cruelle pour l'écrivain en herbe. L’étranger est purgé de toute poésie, enfin, pas tout à fait. Elle est bien là, mais elle ne réside pas dans la prose.

Après l’avoir lu, j'ai longuement médité sur ce tour de force : camper un antihéros absolu, sans affect, ni rêve, ni espoir, dont la médiocrité contemplative dispute à l’indolence triste, Meursault, qui n’a pas d’ambition, n’attend rien, n’aime personne, qui n’éprouve pas de joie, de regret ou d'amertume, et fixer en négatif, dans un sévère dépouillement littéraire, une bouleversante ode à la vie, à la liberté, au goût des choses simples, à « l’équilibre du jour ».

Et dans le même souffle, sans exposer un seul argument, signer le plus implacable et le plus efficace des réquisitoires contre la peine de mort.

Il me reste encore du chemin à parcourir. Un long chemin.