vendredi 23 février 2018

Police !

Le wagon se vide et se remplit avec régularité. Le mouvement ressemble à celui d’une éponge qu’une main invisible presserait et relâcherait à chaque station, libérant ainsi son quota de primates, ou — si on remplace les primates par des molécules — à celui d’un poumon, à ceci près que les « molécules » qui entrent sont aussi viciées que celles qui ressortent et qu’elles n’apportent à ce poumon-wagon qu’un peu plus de sueur, de mauvaise humeur, d’indifférence et d’haleines délétères, voire de papiers gras et de gratuits abandonnés sur les sièges.

De mon poste d’observation — je fais partie des quatre privilégiés qui sont assis dans le « carré magique » —, je promène un œil vague sur l’incessant va-et-vient, entre deux articles de mon quotidien préféré. Les nouvelles ne sont pas bonnes, d’ailleurs le sont-elles jamais, les nouvelles, dans un quotidien ?, et d’une catastrophe l’autre, je lève régulièrement la tête et je regarde sans vraiment la voir cette tragi-comédie humaine des temps modernes. Les quidams se pressent pour monter dans la rame comme si leur vie en dépendait ; se bousculent et s’épient l’air mauvais, gênent ceux qui veulent descendre en entrant avant de les laisser sortir, se détestent tous de se détester d’être dans le même wagon, pour les mêmes raisons et de n’en pouvoir mais.

Lorsqu’on est assis, le manège est aussi drôle que désespérant. Comme peut l’être le spectacle de la promiscuité, de l’égoïsme, du manque de savoir-vivre.

Pourtant, contempler la foule a quelque chose de jouissif. On ne sait jamais quand quelque chose d’inhabituel se produira, mais s’il est une certitude, c’est que quelque chose se produit presque toujours. L’éponge-poumon, qui vient de cracher ses primates-molécules, se gorge de nouvelles têtes, toutes aussi anonymement banales.

Est-ce ce petit bonhomme presque chauve, chafouin, emmitouflé dans une gabardine grise et sale, filant directement se plaquer contre la paroi, qui créera l’événement ? Peu probable. On le sent dominé par l’envie de se rendre invisible, sous l’emprise d’une pulsion maladive.

Est-ce de ce baise-en-ville dégingandé, dont les lunettes cerclées mangent le maigre visage et la raie trop sage divise des cheveux gominés, que viendra la surprise ? Impensable. Il doit avoir quarante ans passés et être encore puceau, je le parierais — je n’arrive pas à l’imaginer en train de s’envoyer en l’air. Avec qui que ce soit. Même si aujourd’hui, je sais d’expérience que l’habit est loin de faire le moine, et que c’est justement de ceux que l’on n'imagine pas que viennent parfois les surprises.

Ou bien est-ce ce sportif en jeans, cheveux courts, yeux bleu acier, qui agrippe fermement l’un des poteaux de soutien, déplie son journal, le même que le mien, et se plonge dans la lecture des mêmes joyeusetés de la vie nationale et internationale, qui animera la morosité ambiante ? S’il me semble du genre à avoir sans difficulté son content d’activité sexuelle, je ne m’attends pas à ce qu’il se mette brusquement à nous en chanter de croustillants détails.

La sonnerie retentit, les portes se referment, le train s’ébranle. Je reprends l’article sur les dernières découvertes de la nanotechnologie, dans lequel le journaliste nous explique que oui, de fabuleuses avancées ont eu lieu dans ce domaine bien qu’elles sont encore trop fondamentales pour qu’une quelconque application voie le jour d’ici longtemps. Le principe est passionnant…

« Mais vous n’avez pas honte ? glapit le chafouin d’une voix de fausset.
— Je n’ai rien fait ! répond le baise-en-ville, rouge comme un gratte-cul.
— Comment ça ? Bien sûr que si, vous êtes en train de me faire les poches !
— Vous délirez, laissez-moi tranquille.
— Vous avez voulu me prendre mon argent, espèce de voleur ! »

Un silence glacial s’abat dans le wagon alors que la rame entre en gare. Les deux protagonistes ne remarquent pas les yeux bleus qui s’avancent vers eux, une carte rectangulaire dans la main. « Messieurs ? Police. Veuillez descendre, nous allons régler ça au poste. »

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire