vendredi 23 mars 2018

Le triomphe

Concorde, ligne 1. Ils sont assis tous les deux sur la rangée de quatre sièges située près des soufflets dans le sens du train.

Elle est brune, très brune. Ses cheveux longs sont simplement retenus par une barrette au sommet de la tête. Pas vraiment belle, pas laide non plus. Une « Ugly Betty » mince et menue. L’inévitable duvet ourlant la lèvre supérieure. À qui il ne manquerait pas grand-chose pour avoir un brin de charme. À commencer par une garde-robe moins démodée — et un choix plus inspiré que des bas en laine noirs sous une jupe en jean.

Lui non plus n’est pas un canon. Mais il possède une gueule slave virile qui ferait un malheur dans le Marais — et ailleurs. Il le sait. C’est ce qui lui permet de planter avec effronterie ses yeux droit dans ceux du quidam qui entre dans la rame au gré des stations. Trapu, cheveux ultracourts, il n’est pas mieux attifé qu’elle. Ses jeans plutôt serrés et ses jambes négligemment ouvertes laissent apercevoir que la nature l’a bien pourvu.

Les deux adolescentes qui leur font face échangent des regards entendus. Qu’elles espèrent invisibles. Mais qu’il capte. À l’affût. Et dont il se rengorge.

Il a crânement passé son bras gauche autour de ses épaules. Comme le font les couples, les amoureux. Elle n’a aucun geste de tendresse en retour. Il la serre contre lui à intervalles réguliers. Il semble vouloir la consoler. Elle se recroqueville. Essaie d’échapper à son emprise. Les stations défilent. Ils échangent quelques mots. À voix basse. Le dialogue devient plus nourri. Ce n’est pas du français.

Dans le bruit ambiant, les portes qui s’ouvrent et se ferment, les voyageurs qui entrent et descendent, le train qui démarre, roule, tangue et siffle, impossible de deviner de quelle langue il s’agit. Elle s’énerve, discrètement. Sans élever le ton. Leurs visages sont très proches l’un de l’autre. Les yeux dans les yeux. Elle est en colère. Il répond en secouant la tête négativement. Le train s’arrête. Les personnes qui étaient assises à côté d’eux s’en vont. D’un coup, elle se décale d’un siège.

Il reste seul. Surpris, gêné, honteux. Il réfléchit. Se tortille sur son siège. Se redresse. Referme ses jambes, lui jette des coups d’œil fréquents. Elle l’ignore totalement, se replie sur elle-même. Courbe le dos. Pose son visage dans ses mains. Elle ne pleure pas, elle est découragée. Dégoûtée.

Bastille. Il se lève. Se plante devant elle. Tente de prendre sa main. C’est là qu’ils doivent descendre. Elle refuse. Retire sa main, têtue. Ça sonne. Les portes se ferment. Il se rassied près d’elle. Nouvelle explication. Elle lève un doigt accusateur qui rythme les “non” que forment ses lèvres, identiques dans tous les langages. Il dépose un baiser sur sa joue. L’index admoneste encore, reproche. Il promet, redonne un baiser. Puis un troisième.

Gare de Lyon. Elle cède. Consent à se lever. Il l’enlace. Sur le quai, il tourne son visage en direction du wagon, à hauteur de la vitre où ils étaient assis. Il sourit. Une lueur de triomphe dans les yeux.

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