vendredi 6 avril 2018

Le bras de Persée

Les sentiers du Granto
épisode 2/8

(Tous les épisodes)

Line aimait bien Butch. Elle savait à quel point une séance de psycho-sondeur effectuée sur un esprit qui venait d’être cracké pouvait être dangereuse. Et incroyablement douloureuse. Comme si on charcutait une blessure toute fraîche au scalpel et à vif. Elle s’était appliquée à engager la procédure progressivement afin que le dump cause le moins de dommages possible. Butch lui en était reconnaissant. Mais il était allongé sur la couche raide de sa cellule et les vagues de douleur lancinante qui lui labouraient le cerveau le rendaient hargneux, même envers la jeune femme. « Voulez-vous un antalgique ?
— Allez vous faire voir.
— Désolée, Butch. J’ai fait ce que j’ai pu pour limiter la casse.
— Ouais, je sais. Donnez.
— Reposez-vous. Vous allez en avoir besoin. »

L’effet de la drogue fut immédiat. Line lui avait refilé la dose. Butch se détendit en sentant la morphine se répandre dans son organisme. Il avait un peu de répit pour réfléchir. Au labo, entre deux tourbillons de souffrance, il avait pu lire un certain soulagement sur le visage buriné de Gusar. Si le sondeur n’avait rien détecté de la manipulation à laquelle il s’était livré en catastrophe, il avait bien révélé la séquence artificielle encodée dans ses neurones. Celle du viol. Pauvre gamine. Si la scène qui le montrait en train de participer à cette mascarade était de toute évidence un montage, la fillette n’en avait pas moins subi les sévices en question. Elle était foutue. Et les autorités de Zerfa voudraient un coupable.

« On » voulait le mettre hors-jeu. Et ça ne pouvait avoir qu'un lien direct avec son passage imprévu sur la planète au pont étrange. Depuis qu’il avait été branché au sondeur, cet atterrissage n’était plus secret. Il avait donc un problème de plus. Le scan ne correspondait pas avec son journal de bord.

Maquiller les données de l’ordinateur de leur vaisseau était une pratique courante parmi les chineurs de l’espace. Il fallait savoir protéger ses découvertes sous peine de ne pas faire de vieux os dans la profession. Mais ça restait un délit majeur, un crime même sur certains des différents mondes humains. Tout le monde le faisait, personne n’en avait le droit. Tout le monde fermait les yeux, personne ne devait se faire prendre. Pour la seconde fois aujourd’hui, Butch se traita mentalement de crétin. Il s’était fait avoir comme un bleu. À double titre. Si ce n’était pas pour le viol, c’était pour ce reformatage illicite.

Seule conclusion, il avait été manipulé depuis le début. Lorsque Disbadi l’avait contacté six mois auparavant, il aurait dû — là encore — écouter son intuition. Sa petite sonnette intérieure s’était pourtant bien déclenchée. Avec sa voix de fausset, son menton fuyant et son haleine acide, Disbadi n’avait rien pour inspirer confiance. Rien, si ce n’est une position très officielle au sein du métaconglo et un contrat d’expédition assorti d’une somme qui faisait oublier sa face de pet et son odeur rance. Après tout, on a le droit d’être moche et de puer sans être psychopathe pour autant.

Cent mille crédits pour finir de cartographier le dernier cadran du bras de Persée. C’était certes un montant alléchant, mais pas non plus extraordinaire pour ce genre de voyage. Une bonne affaire a priori, rien d’anormal. Butch avait déjà mené des expéditions similaires pour les conglos et tout s’était toujours relativement bien passé.

Il avait transmis les cartes à Disbadi dès son retour sur Zerfa, comme convenu. En omettant simplement d’indiquer sa trouvaille. Quand on est mandaté pour cartographier une région vierge de l’espace, rien n’oblige à révéler ce qu’on y a déniché. On cartographie, on livre les cartes, point. Si « on » lui avait collé cette accusation sur le dos, c’est qu’on savait qu’il avait découvert quelque chose. Comment ? Ça, c’était une question à laquelle Butch se promit de répondre un de ces jours. Et il sentait que la négociation n’allait pas tarder… puisqu’on avait fait en sorte qu’il ne soit pas en position de négocier.

Quoi qu’il en soit, il devait se sortir de là rapidement. Sur Zerfa, la justice était expéditive. Les violeurs étaient pendus haut et court. À l’ancienne. Et la peine pour la falsification d’un journal de bord était au mieux la saisie du vaisseau, au pire une bonne dizaine d’années de prison. « Navré de vous retrouver dans cette situation.
— Disbadi ! Mais quelle coïncidence. Je pensais justement à vous.
— Je suis venu vous offrir mon aide.
— Évidemment. »

Premier round. Face de pet se tenait bien droit derrière le champ de force, son éternelle petite sacoche à la main. Sa voix détonnait toujours autant. Il était calme et sûr de lui, mais la petite lueur qui brillait désormais dans ses yeux globuleux démentait son apparence de personnage falot. Butch redressa sa grande carcasse. « J’ai pris connaissance des résultats du sondeur. Si la police ne retrouve pas les vrais responsables, cela ne suffira pas à vous innocenter.
— Sans blague.
— Laissez tomber les sarcasmes, Butch. Je suis votre ami.
— Je connais mes amis.
— Vous allez moisir dans cette cellule.
— Merci, ça, c’est une info qui m’aide beaucoup. Dites-moi plutôt ce que vous voulez.
— Vous n’avez pas rempli votre part du contrat.
— Vous avez eu vos cartes.
— Elles ne sont pas complètes. Et vous avez trafiqué votre journal de bord.
— C’est bien possible.
— Nos avocats peuvent vous faire libérer en un rien de temps. »

Deuxième round. La sonnette intérieure faisait un vacarme assourdissant. Butch plissa les yeux, tous les sens en éveil. « Cette planète n’a aucun intérêt pour le Méta.
— Ce n’est pas à vous d’en décider.
— Je l’ai découverte. Je suis seul juge.
— À quoi vous servira-t-elle au fond de votre trou ? »

Butch se mordit la langue pour ne pas répondre vulgairement. La planète ne pouvait pas tomber entre les mains des conglos. D’habitude, il se fichait éperdument de ce que faisaient les compagnies des informations qu’il collectait pour elles. Les cartes servaient à la navigation — sans coordonnées précises, programmer un bond hyperluminique vers une région inconnue de l’espace confinait au suicide. Et les rares planètes habitables recensées sur ces nouvelles cartes étaient aussitôt colonisées ou mises en coupe réglée. Ou les deux à la fois. Au profit exclusif des conglos.

Celle-là, pas question. Il l’avait promis. Butch avait beaucoup de défauts, mais il ne s’était jamais renié. Et ne tenait pas à commencer. « À rien, c’est vrai.
— Vous devenez raisonnable.
— Non, je suis piégé.
— Quelles sont les coordonnées ?
— Quelles sont mes garanties ?
— Ma parole.
— Elle ne vaut pas un pet.
— Vous cherchez à gagner du temps. Ça ne vous mènera nulle part.
— Le temps, c’est… »

Troisième et dernier round. Disbadi s’était raidi comme si on lui avait tiré dans le dos. Les yeux agrandis et la bouche ouverte de surprise, il s’affaissa sans bruit. Raide mort. Line se dirigea vers le panneau de commande et désactiva le champ de force. « Vite, sortez de là.
— Vous l’avez tué ! Line, ce n’était pas nécessaire.
— Si. Je vous expliquerai plus tard.
— Vous vous rendez compte des conséquences ?
— Ne traînez pas, nous avons très peu de temps. »


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire