vendredi 27 avril 2018

Un pont plus loin

Les sentiers du Granto
épisode 5/8

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Butch était devant une passerelle qu’il s’apprêtait à franchir. Quelque chose le retenait. Il devait s’y engager et en même temps, il savait qu’il ne devait pas le faire. Son esprit était comme scindé en deux. Une sensation étrange, pas vraiment désagréable, plutôt inconfortable. Sous l’édifice, coulait un filet de musique paisible et cristallin. Une brume chaude s’éleva peu à peu autour de lui. Le ruisseau musical s’amplifia. Butch restait là, immobile, partagé. De l’autre côté, la brume prit lentement une forme humanoïde. Une femme. Son visage était flou. Il entendit sa voix, mais elle était recouverte par le son de la musique, de plus en plus forte, de plus en plus en plus insistante.

Butch se réveilla en sursaut. Et en sueur. Sa cabine baignait dans une semi-pénombre. L’alarme de l’ordinateur résonnait, répétitive. Il dormait depuis douze heures. Il se leva et grommela un « C’est bon, je suis réveillé, ordinateur, fin de l’alarme ! » avant de se diriger d’un pas mal assuré vers la salle de bains. Il passa ensuite à l’infirmerie pour faire refaire ses pansements. Ses brûlures guérissaient bien grâce aux soins de l’automed dont, fort heureusement, les circuits positroniques n’étaient pas conçus pour pouvoir se vexer.

L’Érythrée était un vaisseau suffisamment vaste pour qu’un pont entier, le pont supérieur en l’occurrence, soit consacré aux quartiers de vie. En plus d’une salle de stockage des réserves de nourriture, il comprenait à l’origine dix cabines pour deux personnes. Elles étaient disposées autour d’un vaste espace central ouvert, qui faisait fonction de cuisine et de salle à manger — une espèce de mess. Butch avait transformé deux de ces cabines : l’une en infirmerie, l’autre en bibliothèque. Les livres étaient sa passion, il les collectionnait depuis l’enfance.

Juchée sur le comptoir, Bastet attendait son maître, impatiente. Elle émettait des ondes sans équivoque. Des ronrons caressants mêlés d’une supplique signifiant très clairement qu’elle avait certes faim, mais d’autre chose que ses croquettes habituelles. Butch se planta devant le synthétiseur et commanda deux solides petits-déjeuners : une grosse part de viande hachée crue pour son fauve, café noir, jus de fruits, œufs brouillés, fromage frais et tartines grillées pour lui. En prenant son repas, Butch se dit qu’il était temps de consulter le microcristal que lui avait confié Sioben. Il ne l’avait pas fait plus tôt pour éviter toute surprise — bonne ou mauvaise, mais plutôt mauvaise — et être sûr de pouvoir se reposer quelques heures. Il ne l’avait pas davantage branché sur son bioport, par pure vigilance. Sioben avait l’air honnête, mais risquer d’introduire un virus dans ses implants crâniens était la dernière chose dont il avait besoin.

Tant que le cristal n’était pas inséré dans un lecteur, il était a priori inoffensif. Mais il rechignait à faire quoi que ce soit qui pouvait mettre sa planque en danger. Il était hors de question de brancher ce truc-là sans avoir pris un minimum de précautions. Trois heures plus tard, précautions prises, Butch introduisit le cristal dans l’un des ports sécurisés du poste de pilotage. C’était un enregistrement holographique. La projection miniature de Sioben se matérialisa au-dessus de la console et se mit aussitôt à parler.

« Bonjour Butch. Si vous êtes en train de consulter ce message, c’est que notre rencontre ne s’est pas passée exactement comme je le souhaitais. J’espère au moins avoir eu le temps de vous dire que j’appartiens à la confrérie O’Nissi. Notre organisation n’est pas secrète, je dirais plutôt qu’elle est discrète. Nous n’aimons guère la publicité. C’est sans doute la raison pour laquelle vous n’avez jamais dû entendre parler de nous auparavant.

Nous savons ce que vous avez découvert dans le bras de Persée. Ceci dit, nous ne vous avons ni espionné, ni suivi. Nous le savons simplement parce que nous sommes des initiés, comme vous-même l’avez été sur cette planète. Le lien psychique que vous avez établi là-bas a retenti dans tout l’éther. Et nous l’avons senti. Ça peut peut-être vous sembler complètement fou, farfelu même, mais c’est la vérité. Pour nous aussi, ça a été un choc. Nous sommes un très petit groupe et il faut de nombreuses années de formation à nos aspirants pour maîtriser une infime partie de cette connaissance. Jusqu’à présent, personne avant vous n’avait pu entrer directement en contact avec une entité. Même nos grands maîtres ne peuvent pas échanger… dialoguer, comme vous avez été capable de le faire. Vous possédez un don très rare. Probablement unique. C’est pour ça que vous êtes en grand danger. Vous détenez la clé d’un pouvoir incommensurable. Et comme vous vous en êtes déjà rendu compte, ça attise les convoitises. Et ça provoque la violence. »

Butch passa la main à travers la projection holographique qui se mit en pause. Sioben lui avait clairement dit que le microcristal contenait des informations importantes pour lui. Non que son petit discours fût dépourvu d’intérêt, mais pour l’instant, il ne lui était pas non plus d’une utilité cruciale. Il se demandait où l’O’Nissi voulait en venir.

« Ce pont qui vous a mis en présence de l’entité est une porte. Une porte qui s’est ouverte trop tôt. Et si certains hommes comme Disbadi accédaient à ce passage, vous pouvez être certain qu’ils asserviraient l’entité sans hésiter. Vous savez ce qu’ils font, ces hommes-là… Depuis des siècles, ils dirigent ces grands conglomérats qui sont comme des sangsues et qui pompent la vitalité des planètes, les unes après les autres. Je ne vous fais pas un dessin, vous en savez autant que moi. Après la Terre dont ils ont fait ce cloaque que tout le monde essaie de fuir aujourd’hui, chacune des planètes sur laquelle l’humanité s’est installée a été exploitée et irrémédiablement dévastée de la même façon. Aucune leçon n’est jamais tirée. Leur cupidité ne connaît pas de limite, pas de morale, pas de déontologie. Quant à nos gouvernements planétaires, si on peut appeler ainsi ces ersatz de structures étatiques, on ne peut pas leur faire confiance, même moins je dirais. Dans un certain sens, ils sont pires. Au moins, les conglos assument leur avidité, leur addiction au pouvoir et à l’argent. C’est leur raison d’être, en fin de compte. Les gouvernements, eux, se parent encore et toujours de grandes vertus mais ils font la même chose, en douce. Et tous veulent mettre l’univers à leur botte.

Pardonnez-moi si je vous ennuie avec mes convictions politiques. Elle ne vous servent à rien, vous qui êtes en fuite, traqué comme un criminel. Mais deviez savoir dans quelle partie vous vous êtes engagé. Il faut les arrêter cette fois, Butch. Et le seul moyen, c’est de retourner là-bas et de détruire ce pont. Vous devez fermer cette porte, c’est la seule solution. Vous seul pouvez le faire. Ce sera difficile, ils vous attendent. Ils savent que vous allez y retourner et ils ne vous feront pas de cadeau. Ne leur en faites pas, vous non plus ! Une dernière chose. Depuis que vous l’avez branché, le cristal fonctionne comme une balise subspatiale. L’un de nos amis est désormais en route pour vous prêter main-forte. Ne vous inquiétez pas, ce n’est pas un piège. Faites-moi confiance et attendez-le : vous aurez besoin de lui. »

Butch étouffa un juron. Il se doutait de ce coup-là. Cinq heures plus tard, devant l’Érythrée qui flottait dans l’espace loin de tout système solaire, émergea un petit vaisseau profilé, ultrarapide. Un signal tinta dans l’habitacle. On le contactait. « Salut Butch, tu m’as l’air en forme !
— Gusar ? Eh ben, ça, pour une surprise… »


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