vendredi 4 mai 2018

À la guerre comme à la guerre

Les sentiers du Granto
épisode 6/8

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Le plan était simple, un peu trop sans doute. Mais dans l’urgence de la situation, ils n’avaient guère de choix et pas vraiment le temps d’élaborer quelque chose de plus sophistiqué. Le métaconglo avait déjà dû envoyer son armada sonder l’espace et, à l’heure actuelle, il y avait toutes les chances pour qu’elle ait découvert la planète. Gusar se rassura en pensant qu’une planète de classe Terra était finalement très vaste et qu’y localiser un artefact aussi discret que le pont de Butch ne serait pas chose aisée. Si Butch avait été « guidé », il doutait fortement que les hommes du Méta le soient à leur tour. Il leur faudrait donc chercher ou bien attendre tranquillement en orbite qu’il se pointe pour l’obliger à en révéler l’emplacement. La deuxième solution semblait la plus logique et la plus efficace, et le Méta ne faisait jamais rien qui ne fût logique ou efficace. Il était bien payé pour le savoir, depuis vingt ans qu’il était chef de la sécurité sur Zerfa. Ce poste lui avait permis de mesurer à quel point les intérêts du gouvernement de la colonie étaient étroitement liés à ceux des conglos. C’était aussi une position idéale qui lui avait donné accès à une incroyable quantité de données et lui avait permis d’effectuer une mission de renseignement cruciale pour le compte de la confrérie.

Il avait toujours fait partie des O’Nissi. Son père en était l’un des dirigeants. Il l’avait initié très tôt au Granto, tout en lui laissant son libre arbitre. Parfois même au point de le décourager de s’engager dans cette voie difficile. Mais Gusar avait volontairement rejoint les rangs de l’organisation, malgré les risques. Parce qu’il était intimement convaincu qu’il y avait quelque chose de pourri au royaume de l’humanité et qu’il pouvait peut-être aider à combattre cette gangrène. Pendant vingt ans, il avait parfaitement accompli sa tâche, en toute discrétion grâce à la protection psychique de son conditionnement Parapeul. Tous les O’Nissi pratiquaient cette technique de contrôle mental mise au point par Herbert F. Guesserit, un génie célèbre pour ses travaux sur les sciences neuronales et qui avait par ailleurs fondé l'ordre exclusivement féminin des Guesserit.

Butch avait évidemment été très surpris de le voir débarquer. Et encore plus de constater ce qu’il apportait. En agissant ainsi, en abandonnant ses fonctions au sein de la police, Gusar venait de signer la fin de sa carrière. La tournure que prenaient les événements l’exigeait de toute façon. Il n’était pas fâché de mettre un terme à sa vie d’agent double. C’était même plutôt un soulagement de rejoindre ipso facto les rangs des « criminels » listés par la mafia conglo-étatique. Son avenir s’était éclairci. Il était désormais un résistant, un combattant de la vérité. Il n’aurait plus à faire de compromis, à feinter, mentir, donner le change. Ça le grisait de s’engager à visage découvert dans la bataille. Et la bataille s’annonçait rude.

La console indiquait qu’il restait à peine une demi-heure avant la fin du bond. Juste le temps de se brancher sur le vaisseau et de se concentrer. Tout allait se jouer en quelques instants. Il devait faire le vide, débarrasser son esprit de ce qui l’encombrait, s’immerger totalement dans la base de données pour devenir l’Érythrée. Il ajusta le fauteuil du poste de pilotage et se cala confortablement. Au niveau de l’appuie-tête, il saisit le minuscule câble de connexion, enficha doucement la prise dans son bioport et posa ses mains dans les encoches palmaires situées de chaque côté du tableau de bord. Il prit une profonde inspiration, ferma les yeux et visualisa un lac tranquille, sous un ciel sans soleil, d’un bleu intense. L’eau et le ciel se rejoignaient à l’horizon. Il laissa sa conscience glisser doucement vers ce point de convergence, jusqu’à ce qu’il n’y eût plus ni eau ni ciel. Il flottait maintenant dans un néant cobalt et silencieux.

Devant lui, un minuscule point apparut et grossit peu à peu pour devenir un cercle qui formait l’entrée d’un tunnel de lumière. Il s’y engagea et se trouva instantanément projeté au cœur du processeur cybernétique de l’Érythrée. Gusar n’avait jamais réussi à apprécier cette sensation métallique qui envahissait le cerveau lorsqu’on plongeait dans un réseau informatique. Il la laissa passer à travers lui et elle finit par s’estomper. Le mur de données défilait tout autour de lui à 360 degrés. Au centre pulsait une sphère rouge orangée. L’IA du vaisseau. Il la toucha de sa main virtuelle et elle disparut. Elle s’était mise en mode assistant. Il avait maintenant le contrôle des moindres circuits de l’appareil. Il lui suffisait d’y penser pour les commander.

Désormais, il était le vaisseau. Il sentait sur sa coque le léger frémissement du bouclier d’antimatière qui lui permettait de trouer l’espace à une vitesse hyperluminique. À travers ce cocon qui le protégeait, il voyait les systèmes solaires défiler, pas plus gros que des têtes d’épingles. Ses sens étaient décuplés. Il bénéficiait d’une vision panoramique totale, à la fois devant, dessous, au-dessus et sur les côtés. C’était encore un peu déstabilisant, mais il s’y habituait rapidement. Soudain, un compte à rebours apparut en surimpression. Loin devant lui, un point lumineux se rapprochait à toute allure. Il émergea au beau milieu de la flotte.

Une centaine de vaisseaux orbitait autour de la planète. Dix bâtiments-mères et une kyrielle d’intercepteurs. Il ressentit le mouvement de surprise qu’il venait de créer. Il vit les vaisseaux les plus proches s’écarter brusquement comme on tente d’éviter un projectile à la dernière minute. L’hypernavigateur toujours sous tension, il alluma les réacteurs conventionnels et les poussa immédiatement au maximum. On le contactait. Avant de répondre, il activa l’avatar holographique. « Bonjour, Butch. Vous vous décidez enfin à nous rejoindre !
— Disbadi ? Je vous croyais mort.
— Oui, ça m’arrive quelquefois. Mais je vais mieux maintenant.
— Vous êtes donc un clone.
— C’est mon clone que votre amie a descendu.
— J’aurais dû m’en douter.
— Nous devons parler, Butch. Montez à bord.
— Vous n’avez pas encore trouvé l’artefact ?
— Ce n’est qu’une question de temps, vous le savez bien. Et à propos, ne cherchez pas à en gagner cette fois. Éteignez vos moteurs.
— Vous avez déployé les grands moyens. Si je vous obéis, je n’ai plus aucune marge de négociation.
— Que voulez-vous négocier ?
— Ma réhabilitation, l’annulation des accusations que vous portez contre moi.
— C’est envisageable, même si ce n’est pas moi qui vous accuse de quoi que ce soit. Mais pour ça, vous devez venir.
— Ne me prenez pas pour un imbécile. Une fois sur votre vaisseau, vous me ferez mettre en cage. Mettons-nous d’accord maintenant, je vous rejoins ensuite. »

Gusar voyait les intercepteurs s’approcher et les vaisseaux-mères prendre lentement position à proximité de l’Érythrée. Il se faisait encercler. L’armada se concentrait sur lui et abandonnait provisoirement la surveillance de la planète. Il diminua le débit des réacteurs et se dirigea vers le bâtiment avec lequel il était en liaison. « Très bien. Que voulez-vous ?
— Un non-lieu pour toutes les charges qui sont retenues contre moi. Vous me le transmettez et je vous donne la localisation exacte de l’artefact.
— Qui me dit que vous ne fuirez pas une fois le non-lieu transmis ?
— Vous voulez dire que votre armée surpuissante pourrait laisser s’échapper un minuscule vaisseau de chineur non armé ?
— Coupez vos moteurs dans ce cas. Y compris l’hypernavigateur.
— Laissez-moi un instant. »

La flotte s’était entièrement rassemblée autour de l’Érythrée. Un essaim prêt à fondre sur sa cible. La configuration était parfaite. Gusar tressaillit de soulagement quand, dans la seconde suivante, le signal clignota au cœur du flux de données. Butch était synchro. Il lança aussitôt le calcul du bond et ouvrit les panneaux d’accès de la salle de chargement principale, libérant quatre ogives. D’une simple impulsion mentale, il déclencha leur mise à feu et rappela Disbadi, cette fois sans passer par l’avatar. « Gusar ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Que je vous ai bien baisé.
— Traître ! Vous le paierez !
— Saluez le diable de ma part. »

Au moment où l’Érythrée sautait, d’immenses corolles se déployaient, éblouissantes, dévorant silencieusement l’espace. L’armada fut instantanément vaporisée. De l’autre côté de la planète, le petit vaisseau de Gusar plongea dans l’atmosphère. Butch se dirigeait vers le continent principal, dans l’hémisphère nord.


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