vendredi 11 mai 2018

L'enfant de l'univers

Les sentiers du Granto
épisode 7/8

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Quatre soleils explosèrent au-dessus de la navette qui fonçait vers la planète. La déflagration lumineuse fut d’une telle intensité qu’elle éclipsa le rayonnement de l’astre naturel. Butch ferma les yeux et détourna la tête. Le petit vaisseau tangua sous le souffle mais il poursuivit sa course vers le continent qui s’étalait, majestueux, au centre de l’hémisphère nord. Butch savait que la destruction de l’armada du Méta aurait un prix. Des explosions nucléaires si proches ne pouvaient évidemment pas être sans conséquence. Et la fureur du Méta, quand il ferait le compte — dix vaisseaux-mères détruits, au moins vingt mille soldats tués et une planète Terra, viable et déserte, entièrement contaminée — serait sans limite.

Le relief se précisait. Guidé par l’ordinateur dans lequel Butch avait entré les coordonnées, l’aéronef perdait rapidement de l’altitude et se dirigeait vers l’une des plus hautes montagnes. Quand elle boucha l’horizon, Butch réduisit la vitesse. Il repéra assez facilement l’endroit, coupa les gaz et posa l’appareil en douceur. Avant de sortir, il contrôla l’écran des détecteurs. Dans moins de deux heures, la planète tout entière serait radioactive. Plus aucun être humain ne pourrait y vivre et la faune indigène allait y passer. Butch s’interdit d’y penser. Il serait toujours temps de culpabiliser pour cette planète qu’il venait de sacrifier.

Il enfila sa combinaison qui était une merveille de technologie. Un cadeau de Gusar, le dernier cri dans les forces de l’ordre. Fine et légère, elle protégeait des températures extrêmes et des radiations — en quantité raisonnable. C’était aussi un vêtement furtif qui lui permettait de se fondre dans l’environnement et un puissant ordinateur pourvu de capteurs très efficaces, dont les circuits et le processeur étaient intégrés au tissu. Au niveau du cou, se trouvait le câble de connexion qu’il enficha dans son bioport. Instantanément, les différentes fonctions apparurent à la lisière de son champ de vision, accessibles d’une simple pensée. Dans un sac à dos, il enfourna rapidement quelques explosifs, une trousse de secours et des rations de survie. Il n’hésita qu’une seconde avant de prendre son révolaser. Il avait décidé d’être prudent.

Le pont était à environ un kilomètre à l’est, dans la forêt qui recouvrait la montagne à perte de vue. Butch ne mit pas longtemps à retrouver le chemin qu’il avait emprunté la première fois. Pendant qu’il avançait, il testa la télémétrie en ordonnant à l’IA de remettre les moteurs sous tension et de les maintenir en veille. Si les circonstances l’exigeaient, il voulait être capable de décoller immédiatement. La nature était anormalement silencieuse. Dans le ciel, d’un gris fade et uniforme, Butch aperçut des traînées fugitives à plusieurs reprises. En tombant sur la planète, les débris de l’armada se désintégraient au contact de l’atmosphère.

Il mit presque une demi-heure pour atteindre le pont. À mesure qu’il approchait, des nappes de brouillard naissaient sur le sol, s’étiraient entre les arbres, s’accrochaient aux branches. D’abord translucides, elles devinrent de plus en plus denses. Il sut qu’il était arrivé en reconnaissant un bruit de cascade complètement étouffé. Il devina l’artefact plus qu’il ne le vit. La brume créait une ambiance ouatée, irréelle, comme dans ces holo-programmes fantastiques de série B qui faisaient le bonheur des ados — et des ados attardés. Aucun monstre n’errait pourtant dans les parages, les capteurs de la combi étaient formels sur ce point. Butch s’était immobilisé. Il posa un pied sur le pont. Il crut entendre son nom. Un son lointain, mâché. L’ambiance aurait donné des sueurs froides à bien des endurcis. « …uuuch…
— Vous êtes là ?
— Buuchh ?
— Oui, c’est moi, Butch. Je suis seul. Vous pouvez vous montrer. »

Face à lui, de l’autre côté du pont, les bancs de brume s’agitèrent légèrement. Un visage apparut. Une femme. Son corps évanescent était drapé de blanc. « Nouvelle conversation ?
— Je vous l’avais promis.
— Poison envahit.
— Je suis désolé. Il n’y avait pas d’autre solution.
— Pas de culpabilité.
— Vous… vous allez vous en sortir ? »

Butch se sentit profondément stupide en prononçant ces mots. Mais c’était plus fort que lui. « Pas de culpabilité. Renaissance. Cycle nouveau.
— Oui… de nombreux cycles, j’en ai peur.
— Pas cycles humains. Cosmiques.
— Je… j’ai essayé de cacher votre existence. Ils m’ont coincé. Ce pont doit disparaître, maintenant. La radioactivité n’empêchera pas mes semblables de venir vous chercher.
— Après conversation.
— De quoi voulez-vous parler ?
— Bouleversements, fureur. Humanité… grand danger.
— L’humanité est en danger depuis longtemps. Elle est son propre danger, d’ailleurs. Si vous pouviez préciser…
— Non-humains. Avidité, cruauté. Destructeurs de vie. »

La silhouette se troubla et disparut dans les volutes de brouillard. Butch fit un pas de plus sur le pont. « Vous êtes toujours là ? »

L’entité se reforma. Le visage exprimait de l’inquiétude. « Temps fuit.
— S’il vous plaît, dites-m’en plus… De quoi parlez-vous ?
— Le renouveau. Protéger nouvelle vie.
— Je ne comprends pas…
— Vie de ma vie. Avenir.
— Mais… quelle vie ? »

Il n’y eut aucune réponse. L’entité se désagrégea à nouveau, comme la brume épaisse qui noyait la scène. En quelques secondes, chaque chose reprit sa place, les arbres réapparurent, le son de la cascade s’amplifia et s’éclaircit. Au milieu du pont se tenait un enfant. « Je m’appelle Valas.
— Mais, où est…
— Mère est partie. Nous devons partir nous aussi. Maintenant. »

Butch se dit que les radiations devaient déjà altérer son cerveau. Mais l’enfant était bien réel. Il se mit à marcher calmement et le dépassa pour se planter à dix mètres du pont. « Venez. Le pont va être détruit.
— Co… comment ça ? Je n’ai pas posé les charges…
— Approchez ! »

Le ton du gamin était impérieux. Butch était à peine arrivé à sa hauteur qu’un grondement résonna. La chute d’eau bucolique se transforma en geyser d’une incroyable puissance, qui tombait sur le pont avec une violence inouïe. L’artefact résonnait et tremblait comme si une main de géant le secouait. La chute grossit encore. Il y eut un bruit plus inquiétant. Des raclements. D’énormes roches fracassèrent le pont. En moins de cinq minutes, tout avait disparu. Plus personne ne pouvait imaginer qu’une construction s’était un jour dressée là. Puis la cascade diminua progressivement. Butch n’eut pas le temps de s’appesantir. Valas s’était engagé sur le chemin et avançait d’un pas ferme.

Ils décollèrent sans encombre. Pendant qu’il programmait le bond hyperluminique, Butch tenta de poser des questions à Valas. Qui était-il ? Que faisait-il là ? D’où venait-il ? Il se heurtait à un mur de silence. La seule information qu’il obtint fut un laconique : « Vous saurez tout à destination.
— Quelle destination ?
— Là où vous avez rendez-vous. Je parlerai. »

Valas resta muet durant tout le voyage de retour, jusqu’à la planque de Butch où les attendait Gusar à bord de l’Érythrée. La stupeur qui se peignit alors sur son visage buriné aurait été presque comique s’il ne s’était agenouillé devant l’enfant : « Bienvenue, fils de l’univers ! »


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