vendredi 18 mai 2018

La galaxie vivante

Les sentiers du Granto
épisode 8/8

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Butch n’avait jamais vu Gusar dans un état pareil. L’ex-chef de la sécurité de Zerfa s’agitait de façon stérile. Ça en devenait gênant. Il ratait des manœuvres simples, tournait en rond, entrait dans une pièce, en ressortait… avant d’y rentrer à nouveau. Depuis qu’ils étaient revenus à bord de l’Érythrée, l’attitude de Gusar contrastait avec le calme olympien de Valas et son mutisme complet. Entre les deux, Butch se demandait s’il était le seul à réagir normalement.

Gusar avait pris contact avec la confrérie. Il devait faire son rapport et Butch aurait eu mauvaise grâce à l’en dissuader étant donné l’appui tactique et logistique que les O’Nissi lui avaient fourni par son intermédiaire. Ils avaient ensuite sorti l’Érythrée de sa cachette et s’étaient rendus en un point de l’espace à l’écart des routes commerciales, où ils attendaient que Sioben les rejoigne.

Le vaisseau des O’Nissi était un croiseur rapide. Impressionnant. Deux fois plus grand que l’Érythrée, il laissait apparaître sur sa coque les renflements caractéristiques de ses canons à particules. Le cœur de Butch rata un battement. S’il leur en prenait l’envie, les O’Nissi ne feraient qu’une bouchée de l’Érythrée. Gusar remarqua son appréhension. « C’est simplement notre vaisseau le plus rapide.
— Et l’un des mieux armés, apparemment.
— Nous ne sommes pas tes ennemis, Butch.
— Non, bien sûr. Juste des amis qui se pointent pour papoter avec un bazooka en bandoulière.
— C’est pour notre sécurité à tous.
— Et pour discuter d’égal à égal, je suppose. »

Butch culpabilisa sous le regard blessé que lui lança Gusar. « Excuse-moi. Toute cette histoire me rend parano.
— Non, tu as raison. À ta place, j’imagine que j’aurais la même réaction. Mais ce sont eux qui viennent à bord. Si ça peut te rassurer.
— On va dire que oui. »

Le sas du hangar principal de l’Érythrée se referma sur la navette qui appontait. La pressurisation à peine rétablie, un escalier télescopique se déploya sous son ventre. Sioben en descendit et se dirigea vers eux, souriant. Il les gratifia d’un sonore : « Bonjour, je suis si heureux de vous revoir ! » avant de se retourner vers l’appareil d’où sortait une femme blonde d’aspect jeune, chignon serré, portant une longue robe de bure gris taupe, et d’ajouter : « Je suis venu avec une amie. Voici sœur Bénédicte, notre spécialiste en psycho-génétique ».

D’un geste, Butch leur indiqua l’écoutille qui menait aux quartiers de vie. La petite troupe déboucha dans le mess, qui était meublé simplement mais confortablement. Une rangée de canapés formait un cercle presque complet autour d’une grande table basse, devant le comptoir qui séparait la pièce du coin cuisine. Les yeux fermés, assis dans la position du lotus, Valas les attendait. Butch éprouva à nouveau cette étrange sensation, comme à chaque fois qu’il le quittait des yeux durant plus d’une demi-heure. Il avait la très nette impression que l’enfant vieillissait à vue d’œil. Quand il l’avait découvert sur la planète, c’était un môme d’à peine huit ans. En moins de trois jours, il avait pris l’apparence d’un jeune adulte qui en faisait dix de plus. Il comprit que ce n’était pas un effet de son imagination quand il croisa le regard de Gusar. Lui aussi avait noté l’évolution.

Sioben et sœur Bénédicte s’assirent en face de Valas. Gusar resta debout, derrière les canapés. Butch passa dans la cuisine pour préparer des rafraîchissements. De là où il se trouvait, il pouvait observer toute la scène. Il se méfiait de la sœur, une sorcière Guesserit. Elle avait une façon très particulière de se tenir en retrait, de ne laisser paraître aucune émotion, tout en observant avec acuité l’endroit où elle se trouvait et les gens qu’elle rencontrait. Butch savait que rien ne lui échappait et qu’elle était entraînée à tirer parti du moindre détail.

Le silence qui s’était installé n’était brisé que par les préparatifs de Butch. Quand il posa sur la table un plateau qu’il avait garni de cinq verres, d’un broc rempli d’eau fraîche et de barres vitaminées, Valas ouvrit les yeux. Les mots qu’il prononça firent subtilement tressaillir l’O’Nissi. La Guesserit, elle, ne cilla pas. « Je suis né du Granto. Je suis celui que vous attendiez. »

Sioben jeta un bref coup d’œil à Gusar qui secoua imperceptiblement la tête. Valas poursuivait : « Vous apportez des nouvelles. Parlez. » La sœur, qui n’avait pas bougé d’un millimètre et qui n’avait pas prononcé un mot depuis qu’elle avait posé le pied sur l’Érythrée, lâcha alors un glacial : « Qui êtes-vous ?
— Un mot vous suffirait ?
— Quel est ce mot ?
Qyostêo. »

Et la Guesserit cilla. Et Sioben tressaillit pour de bon. « Nous… nous avons effectivement des nouvelles. Elles ne sont pas bonnes.
— Précisez.
— Les gouvernements se coalisent avec les Métas. Ils réunissent leurs forces. La loi martiale a été décrétée sur trente-trois des cinquante mondes habités. »

Butch était atterré. « Mais enfin, sous quel prétexte ? Ils ne peuvent quand même pas manipuler l’armée et les institutions aussi facilement !
— Le prétexte est tout trouvé, Butch. Terrorisme. Vous avez un peu fait exploser leur armada.
— Avec votre aide.
— Certes. Quoi qu’il en soit, ils ont placé leurs hommes aux postes clés depuis de longues années. La plupart des gouvernements sont à leur botte.
— Mais, le peuple… »

La sœur le coupa : « Le peuple n’existe pas. La conscience populaire n’est qu’une illusion que l’on façonne à volonté. » Et Sioben enchaîna, regardant Valas droit dans les yeux : « Toute chose n’est qu’illusion, ma sœur, concept, métaphore et lumière. » Valas lui rendit son regard et continua sur le même ton litanique : « Et la vie n’est qu’un rêve, un simple intermède.
— Vous connaissez nos paroles.
— Vos paroles sont dans mes songes, vos prières forgent mon esprit.
— Alors, vous saurez nous guider ? »

Valas déplia ses jambes et se leva lentement. « Vous venez de me tester par deux fois. Ne m’insultez pas avec un piège aussi grossier. Ni prophète, ni messie.
— Excusez-moi. Nous devions savoir.
— C’est la première et la dernière fois que nous nous parlons.
— Si je vous ai offensé…
— Vous ne comprenez pas. Je ne suis pas là pour vous. Je suis là pour l’avenir. C’est pourquoi je n’irai pas avec vous.
— Le combat sera sans merci. Nous avons besoin de vos connaissances.
— Vous les aurez. Le moment venu.
— Comment comptez-vous faire ? »

Valas versa de l’eau dans les cinq verres et en prit un. Ce fut comme un signal et chacun saisit le sien. Il but lentement, semblant peser les mots qu’il allait prononcer. « Pour l’instant, nous ne faisons rien. »

La stupeur se peignit franchement sur le visage de Sioben. La Guesserit reposa un peu trop sèchement son verre sur la table. Sa voix était étouffée : « Les forces du néant avancent…
— Oui, les ténèbres vont s’ajouter aux ténèbres.
— De quoi parlez-vous ?
— Des puissances qui manipulent vos propres ténèbres. Des puissances qui piaffent de l’autre côté des limbes.
— Des non-humains ?
— Une main noire s’est réveillée d’un long sommeil. Elle a une faim inextinguible. Mais elle ne doit pas savoir que nous savons. Nous ne sommes pas encore suffisamment organisés et ce n’est pas encore l’heure pour moi. En attendant, vous allez former les esprits.
— Une résistance ? Mais…
— Mieux que cela. Vous allez créer l’espoir. Vous vous y préparez depuis longtemps. Vous savez ce que vous avez à faire. »

Valas fit un léger signe de tête et regagna sa cabine. L’entretien était terminé. Sœur Bénédicte et Sioben se levèrent. Butch les précéda dans le couloir. Gusar suivit.

Dans le hangar, la Guesserit se tourna vers Butch. « Vous devez le protéger à tout prix. À tout prix ! Me suis-je bien fait comprendre ?
— C’est très clair, oui.
— Vous avez une très lourde responsabilité. Je ne crois pas que vous en mesuriez toutes les conséquences.
— Dois-je vous rappeler le détail de mes aventures de ces quinze derniers jours ?
— Ce que vous venez de vivre n’était qu’une aimable plaisanterie en regard de ce qui vous attend. La totalité des forces de l’empire humain vous recherche. Mort ou vif.
— Je suis au courant et…
— Et Gusar restera avec vous pour vous seconder. Vous ne serez pas trop de deux. »

Alors que la sorcière remontait dans la navette, Sioben s’approcha des garçons. Son expression était triste. « Nous plongeons dans le chaos, mes amis. Nul ne sait quand, mais soyez assurés que nous nous reverrons. »

Une fois la navette repartie, Butch se rendit directement chez Valas : « Jeune homme, vous me devez des explications !
— Asseyez-vous. Ce que je vais vous dire maintenant est destiné à vos seules oreilles. Il y a quelques siècles, une petite partie de l’humanité a découvert l’une des clés de l’univers. C’est ce qu’on appelle le Grand Orbe. Par contraction, le vocable est devenu le Granto. Son précepte fondamental est que toute vie est liée et douée de conscience, à des degrés divers. Il en va ainsi des plantes comme des animaux, des humains. Et des astres.
— Les planètes sont vivantes ?
— Cela vous paraît si étrange ? Oui, les planètes sont vivantes. Elles naissent, vivent et meurent comme tout ce qui existe de ce côté-ci de l’univers. Elles sont vivantes et possèdent un esprit. Cet esprit est la Mère. C’est une entité globale, lente. Les humains ne peuvent pas communiquer avec elle, sinon par un certain type de rêve. Celui que les O’Nissi et les Guesserit pratiquent, par exemple.
— C’est délirant votre truc.
— En revanche, accéder directement à la conscience d’une planète comme vous l'avez fait confère un immense pouvoir.
— Et vous ? Qu’êtes-vous dans tout ça ? »

Valas sourit pour la première fois. « Je suis le fils de ma Mère. Je porte son esprit.
— Une sorte de dieu vivant, c’est ça ?
— Pas un dieu. Un mortel né avec cette connaissance. Mais c’est plus un fardeau qu’un cadeau, croyez-moi.
— Et maintenant ?
— L’aventure ne fait que commencer.
— Super. Seulement, on ne va pas pouvoir se cacher éternellement. Mes réserves sont limitées.
— Quand on parle aux étoiles, on sait à quelle fontaine s’abreuver. »


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